Voici l’une des grandes voies de la cité, principale artère commerçante de la ville où les usages des locaux varient au fil des âges et encore davantage au gré de la crise. À l’origine jalonnée de commerces de luxe, elle fut conçue dans le mouvement haussmannien du Second empire où l’on cherchait à faciliter la circulation, y compris celle des troupes de répression. Rebaptisée : rue d’Alsace-Lorraine après la perte des provinces du Nord-Est, elle coupe le centre ainsi que la rue de Metz par une saignée tranchant dans le vif des vieux quartiers qui composaient jusqu’alors la cité.

Les énormes travaux, selon un projet mis en œuvre et approuvé par décret Impérial, durèrent une dizaine d’années en bouleversant la vie des toulousains malgré une forte opposition de la part de la population. Ensuite, en vue de l’accueil de la coupe du monde de rugby à XV en 2007, puis en 2012, la rue subit de nouvelles rénovations pour devenir piétonne. C’est un recul de la voiture et un gage donné à l’humain en ville, selon les recommandations européennes et surtout le bon sens… Aussi un retour au temps où les goujats (comme on disait des jeunes gens délurés) arpentaient le trottoir en lorgnant les jolies filles. Pourtant, le dallage très sombre et l’aspect minéral ne remportent pas l’adhésion de tous dans la « Ville rose » et les vitrines parfois brillantes n’empêchent la monotonie de cette succession de balcons et fenêtres aux immeubles de rapport.

La plaque indiquant le nom de la rue est doublée d’une plaque en occitan, fait assez général depuis que le mouvement régional remit la question au goût du jour, au moins dans sa dimension culturelle. Elle introduit un rappel : « carrièra d’Alsacia-Lorena » signalant que tout le luxe impérial et troisième République s’édifia sur les ruines et l’oubli de l’Occitanie médiévale dont la ville avait été jadis capitale. Comme écrivait Julien Gracq : « La forme d’une ville change plus vite, on le sait, que le cœur d’un mortel .»

Heureusement, coupent cette voie le square de Gaulle ainsi que quelques façades notoires. L’aile Darcy – Viollet-le-duc du Musée des Augustins est reconnue monument historique, tandis que l’ex-hôtel Tivollier à l’angle des rues Baour-Lormian et Alsace-Lorraine, décor du sculpteur toulousain Charles Ponsin-Andarahy, fut le théâtre d’un grand banquet lors de l’inauguration des Beaux-Arts par le président Sadi Carnot en présence de Jean Jaurès. Pendant l’Occupation, l’état-major principal de liaison allemand chargé d’administrer le territoire occupé logea au Grand Hôtel de la Poste situé au N° 38, aujourd’hui siège du Consulat de la République de Slovénie.

Au 59 de l’artère commerçante et au coin de la rue Rivals, une horloge est installée dans l’œil de bœuf du cinquième niveau d’un bel immeuble haussmannien, bâtiment classé appartenant à la banque BNP Paribas. Quelque chose intrigue si l’on y prend garde, le cadran comporte 24 chiffres et la petite aiguille ne fait le tour qu’une fois par jour. Datant de 1895, elle s’afficha en plein essor du capitalisme au fronton d’une banque accueillie dans l’immeuble dès sa construction. « Le temps, c’est de l’argent ! »

Presque en face, au 42 bis, voici une façade éclatante, peu banale par sa clarté et son lissé, ainsi que par les motifs et inscriptions qu’elle affiche en évoquant des rubriques journalistiques : « échos, mode, politique, littérature », etc. Vue de rêve en pleine réalité, ce style mêlé d’Art-moderne et Art-déco est l’œuvre de Léon Jaussely, architecte d’origine lauragaise.

Pour le sourire, les badauds qui s’interrogent sur un sibyllin monogramme et parviennent à le déchiffrer en l’initiale D de La Dépêche, entrelacée avec son même symétrique, peuvent rater une exemplaire substitution. En effet, tandis que la solution de l’énigme rappelle l’affectation passée de l’immeuble à une entreprise journalistique par excellence, il se trouve que le rez-de-chaussée de cet immeuble abritant autrefois le grand journal régional, est maintenant usurpé par une compagnie de téléphone, internet et etc., sa grande rivale en passe aujourd’hui d’être vainqueur par KO, au moins dans la pratique et la dépendance d’une jeunesse.

Comme quoi, les voies du seigneur du marché… et de la contagion, sont impénétrables, bien plus que celles de l’information qui porte aujourd’hui sur les ondes tant de « fake news » tandis que Jaurès assurait : « Le courage, c’est de chercher la vérité et de la dire. »