Ecrivain

Catégorie : Coups de coeur et lectures (Page 1 of 17)

LASSERRE Romain, Solitudes, poèmes, éd. NetB :

La poésie n’ayant plus de valeur marchande, il est par bonheur des éditeurs pour lesquels elle conserve une valeur vitale. Ainsi sont les éditions NetB qui publient à Colomiers, en région toulousaine, ce recueil d’où sont extraits ces mots : « Assis seul dans le parc qui sépare les mille / cellules empilées où ils se croient heureux / J’observe les hommes. Je m’inquiète pour eux. » La 4è de couverture présente l’auteur comme « architecte et chanteur dans un groupe de hip-hop », une carte de visite qui dit bien la teneur de ses écrits, à la fois très construits et très empreints de culture contestataire. Ce qui donne un étonnant recueil de sonnets, la forme poétique classique la plus contraignante, exprimant pourtant des thèmes souvent fort incarnés, voire quotidiens. Insomnie, EHPAD, Cadres supérieurs, Pornographie, Saint-Sernin, etc sont des titres parmi d’autres. Si parfois certains vers peuvent laisser une impression d’improvisation, voire d’inabouti, on reste médusé par l’ampleur du travail, plus d’une centaine de sonnets tout de même ! Impressionné par la virtuosité qu’affichent ces alexandrins rimés selon les combinaisons si contraignantes du sonnet. Cet artisan insoumis se permet pourtant des rimes cavalières (glisse-orifice, tags-vague…) et prend aussi des libertés à la manière de quelques romantiques dans l’histoire littéraire. Ainsi le modèle où 2 quatrains (4+4 vers) doivent être suivis de 2 tercets (3+3) devient parfois suivi autrement de (2 + 4) ou (4 +2). Une plus grande déviance formelle est encore interne à l’alexandrin, soit de compter les pieds avec le E final prononcé, non muet comme il est à la parisienne : « Mon sexe s’enli-se jusqu’à l’apothéose ». Que Lasserre soit en cela fidèle à une langue populaire méridionale contribue à donner à son travail une couleur culturelle à la fois grégaire et très personnelle. C’est ainsi qu’il touche parfois juste et fort comme en ce texte intitulé un peu inadéquatement (selon moi) « Vampire », parmi les plus beaux chants d’amour que je connaisse : « Ce n’est pas ton sexe que je veux, c’est la nuit / Cette nuit défendue par tes formes convexes […] j’imagine une issue qui mène à ta jouissance… / Qui mène à l’au-delà… » L’art parle de lui-même mieux que tout commentaire. Je laisse dire encore quelques vers au hasard de l’émotion : « On rit dans nos cagoules / En quittant le chalet sous un soleil perplexe. » conclusion d’un récit de casse. « Les chiens noirs du pouvoir dressés dans leurs armures » sont évidemment les flics contre une manif. On frémit à la justesse de sentences telle : « Le bonheur abrutit. La vérité consume. » Et l’on finit emporté par : « Je penserai à toi, mon seul amour, ma faille. » Lisez cela, de préférence à petites doses au coucher, une homéopathie salutaire.

TORRECILLAS Brice, Comme une chanson, roman, Ed. Arcane 17 :

Parler de « livre de journaliste » n’est en général pas très laudatif. C’est pourtant le contraire ici pour ce roman extrêmement informé, voire docte en matière de chanson française, lequel égrène une foule de noms d’interprètes de ces dernières décennies ainsi que des arcanes (sans rapport avec son éditeur) de la technique, de la production et de la distribution. Il collectionne enfin les titres et les extraits de textes avec leurs références. C’est d’ailleurs le plus prenant pour moi de cette érudition, que les citations expriment la profonde sensibilité et la grande culture de l’auteur.

Cette aventure contée, qui pourrait bien avoir été vécue au moins en partie par son auteur, est la banale course poursuite du succès d’un artiste en son âme mais qui tente longtemps de crever l’écran des obstacles du système sans jamais y parvenir. Le chanteur en herbe qui se raconte est un jeune comme d’autres, tâchant courageusement de « percer » en sa « Province », comme on dit à Paris. En fait, il n’a même pas accès d’emblée aux bons studios toulousains et court l’aventure dans des bleds voisins dont les producteurs ne parviennent même pas à mémoriser le nom. Or, il va tomber dans les rets d’un ami qui tâche lui aussi d’arriver en tant qu’agent et… ils vont bagarrer et malheureusement perdre tous deux.

Combien de chanteurs, d’écrivains, de cinéastes ou de peintres, voire de comédiens, pour ne citer que ces corps de métiers artistiques, qui se résolvent à exercer un autre emploi au bout d’un perdant parcours du combattant ? Reste à se consoler avec une philosophie de résilience comme fait l’auteur en dernière page dans une dernière occurrence de la citation : « Il fait beau, il fait bon / La vie coule comme une chanson ». Bien triste consolation quand on a travaillé d’arrache-pied et sacrifié des pans entiers de la vie pour tenter l’aventure : « J’irai au bout de mes rêves / Tout au bout de mes rêves / Quand la raison s’achève… » comme chantait Jean-Jacques Goldman longuement évoqué dans l’histoire.

Car cette histoire qui commence comme un hommage à un ami défunt est aussi et surtout écrite comme personnelle : « je pleure sur toute une époque, je pleure sur moi-même… » Parfois écrit avec quelque aigreur, c’est conté non sans tenter le recul de l’ironie et même du trait d’esprit, voire de la charge qui cherche à se blinder contre les faits. C’est pourtant souvent haletant, quelquefois dans la douleur : « Elle court elle court ; la maladie du showbiz… les mots dans cet univers absurde n’ont pas la moindre valeur mais ils causent un mal de chien. » De quoi perdre ses illusions et peut-être redescendre de ses rêves – et de quoi en apprendre sur cet univers, si présent et si prenant en France où tout finit, paraît-il, par des chansons.

LE TELLIER, L’Anomalie, roman, Gallimard Ed.

Ayant assisté par hasard à une présentation par l’auteur à Céret, j’ai repris une note que j’avais rédigée sur un coup de tête à la lecture de ce prix Goncourt.

Il est rare que je reste circonspect dans un roman, sans savoir s’il m’a ou pas intéressé. Il ne m’a en tout cas pas séduit d’emblée. Dommage, pour une fois qu’un prix Goncourt ne paraît pas se prendre pour chantre définitif du monde ! Et parce que j’aime bien l’Oulipo présidé par l’auteur, quoique je n’adhère pas à son pessimisme ontologique du : « tout est dit ». Le défi pour l’auteur (et le lecteur) est d’assumer un événement arbitraire : l’atterrissage d’un même vol avec les mêmes passagers à trois mois d’intervalle. À quoi conduit cette affaire, sinon à l’intolérable de doubles existences ? Je reste circonspect devant les chapitres courts (conformes au format des séries ?) aux références pointilleuses, lieux, jours et heures. Est-ce pour farder l’aventure en polar ? Que les lecteurs aient acheté le livre en masse en 2020, signifie que l’on ne résiste pas trop mal à la pandémie. Mais que penser de l’attribution d’un Goncourt ? On peut glaner ici ou là quelque indice d’interprétation : « Vivons-nous dans un temps qui n’est qu’une illusion, ou chaque siècle apparent n’est qu’une fraction de seconde dans les processeurs du gigantesque ordinateur ? » Aimable jeu existentiel ou conscience en terrible désarroi ?
En fait, je n’ai pas retrouvé les célèbres Exercices de style de Queneau ou ceux de La Disparition de Pérec où la pratique d’un énorme lipogramme a supprimé le E, la lettre la plus fréquente en français. J’attendais banalement ce qu’on attend généralement d’un roman, soit du romanesque, chose qu’en oulipien l’auteur cherche ici à dépasser dans un jeu formel. Car pour l’école, la littérature serait en retard sur la musique et la peinture qui, elles, ont su depuis longtemps jouer des répétitions, réponses, fugues etc. À mon sens, seul le résultat tranche : le texte fait du bien ou dérange ou bien laisse circonspect. Des exercices que je pratique en ateliers d’écriture avec des stagiaires confirment que l’on aboutit parfois à du beau, parfois à du médiocre. Ce roman est-il excellent ? Aux lecteurs de le dire.

Autre chose de plus fort m’avait échappé, moi qui ne consomme aucune série télévisée : la volonté d’écrire en scénarisant à la manière de ces séries. Ainsi, alors que pour moi le monde des séries filmées est un autre monde, produit d’opérations techniques et de standards fabriquant une réalité fictive dans une sorte de caverne de Platon où l’on ne voit que des images et non le réel, voici que l’on nous propose d’importer cette démarche en littérature. Gonflé et compétent, voire virtuose ! Mais où cela nous mène-t-il ? Comment et quand mesurer où conduit une découverte ? Pour certains, l’humain est la faculté de dépasser la mesure. C’est tout le mérite de l’auteur qui, ainsi qu’il se plaît à le souligner, publiait depuis trente ans dans l’anonymat avant la reconnaissance de ce Goncourt. À sa charge, il semble tellement accro à la collaboration – et la négociation – pour préparer des séries à partir de son livre, que le moins qu’on puisse penser est qu’il n’est pas désintéressé. Et puis, la revendication d’une révolution littéraire ne devient-elle pas suspecte quand elle devient consensuelle ? À lire pourtant, bien sûr.

ROQUEFORT Alain, Alexis Réalmont, soldat et fantôme, roman, éditions Lazare et Capucine :

« S’il y avait un grand auteur inconnu, ça se saurait ! » dit-on parfois pour railler le système reléguant sur la touche la plus grande part des écrivains. J’ai d’abord lu ce livre auto-édité sous un autre titre : Une vie peut en cacher une autre. Il méritait mieux. Cette histoire de soldat en 14-18, « disparu » et compté pour mort, un personnage en découvre des textes emmurés qui dévoilent une aventure étonnante en mettant aussi à jour un aspect méconnu de la guerre. Ayant abattu le gradé, personnage haïssable qui, avec racisme et mépris de classe, menait son groupe à la boucherie, le disparu en question était voué au poteau. Or, c’est tout autre chose qui s’ensuivit… Cette odyssée découverte peu à peu et contée au rythme de lettres entre les protagonistes, met en scène un étrange aspect collatéral de la guerre. Alors qu’en Europe on semble oublier aujourd’hui que dans la guerre tout est horrible et contre l’humain et que seule l’opposition y est humaine, voici une histoire rédigée avec art pour tramer des fils d’une toile complexe : un système de lettres et carnets, écrit surtout avec métier et labeur pour reconstituer le décor, les faits et les idées. « J’ai particulièrement apprécié la plume de l’auteur, cette façon parfois un peu désuète de s’exprimer et de mettre dans la bouche de ses personnages des expressions que plus personne n’utilise » écrit une lectrice sur internet. La langue adaptée avec finesse aux auteurs des courriers, le style de la narration est qualificatif, explicatif, presque pédagogique. Serait-ce en particulier destiné à la jeunesse ? L’ensemble est toutefois relevé. J’ai dû quant à moi chercher le sens de deux ou trois mots au dictionnaire ! Si les informations fourmillent sur l’époque et les lieux, j’ai pour ma part particulièrement aimé les passages évoquant le vécu amoureux, à la fois d’une pudeur extrême et toutefois fort sensibles : « et de nos lèvres frémissantes s’échappaient des plaisirs murmurés. » Toutes choses, loin du Paysan de Paris qu’il faudrait être pour briller au centre de l’hexagone, dignes plutôt d’un tâcheron de l’Aude profonde qu’est l’auteur, ainsi que moi-même.

SWEIG Stefan, Un mariage à Lyon, nouvelles, Ed. Livre de poche :

Je chronique rarement des ouvrages en langue étrangère car, excepté pour l’espagnol, je ne saurais juger de l’original après traduction. Pourtant, il est certains auteurs incontournables, dont celui-ci. Le titre est celui d’une des nouvelles, la plus frappante peut-être par le tragique d’une aventure au temps de la Révolution, de ses excès provoquant les massacres de Lyon rebelle, et où furent mariés en prison deux jeunes condamnés par l’outrance répressive. « Dans la neige » est un texte terrible, glaçant, qui évoque un massacre de juifs en fuite au Moyen-Âge, pas sans rapport avec les massacres contemporains de l’auteur. « Au bord du lac Léman » évoque le trajet éperdu d’un soldat russe qui se retrouve au dit lac après avoir été trimballé depuis la Russie par Vladivostok pour se battre sur le front français en lui « faisant parcourir la moitié de la terre ». Justement informé, l’auteur donne tout au long du volume une leçon de culture aujourd’hui où l’on tend beaucoup trop à oublier l’histoire. Le dernier de ces sept textes : « La contrainte », sans doute le plus violent intérieurement, évoque les affres d’un pacifiste allemand qui, réfugié en Suisse, cède à la pression sociale pour se rendre au consulat en répondant à une mobilisation qui viole ses convictions. Enfin, lumière dans les ténèbres, il réagit devant un blessé : « Jamais, criait en lui une voix d’une puissance venue du fond des âges, ignorée jusque là. » Comme quoi, une des consciences les plus aiguës de son siècle (voir sa correspondance avec Romain Rolland), celui qui finit par se suicider après le déclenchement de la première guerre mondiale, accablé par ce qu’il considère comme « la faillite d’une civilisation », n’exclut pas un relatif optimisme : « leurs cœurs s’élançaient joyeusement vers la liberté éternelle des choses, délivrés de la confusion des mots et de la loi des hommes. » De quoi s’élever au-dessus des événements tragiques en réalisant que les drames moraux et existentiels n’épargnent pas les « ennemis » et que, en fin de compte, les véritables ennemis ne sont peut-être pas ceux ainsi désignés. Et de quoi retrouver, parmi l’abondant fatras des publications actuelles, un esprit humaniste devenu par trop absent de nos jours.

SURRE GARCIA Alem, Man Trobat, récit, Ed. ASG :

Quel manque à gagner qu’un livre d’un tel auteur soit produit marginalement, presque sous le manteau ! Car cette œuvre est le fait d’un homme seul, préfacée par Gabrial, un pseudonyme, illustrée et éditée par l’auteur soi-même (ASG). Cela s’explique certes par le contenu marginal, en ce qu’il se situe à des centaines de kilomètres d’une capitale où se fait la littérature française, si tant est qu’elle ne soit pas encore entièrement évincée par l’étrangère, nord-américaine notamment. Et pourtant, quel plaisir et quel soulagement de lire ces lignes outrepassant les conventions et évidences. Alem est autant philosophe que poète, c’est dire s’il vit et écrit par-delà le monde actuel. Héritier des occitans défaits au cours des siècles mais pensants et critiquants, il conte ici l’histoire d’un enfant trouvé (M’an trobat) qui se heurte en héros picaresque, au monde de la grande Babylone. Occasion à la fois de brocarder la vie d’aujourd’hui et d’exposer la skyzophrénie induite d’un personnage, sinon celle de l’auteur. Rien d’étonnant qu’une des premières épreuves soit celle du « Fin’amor club » où l’on ne propose que des candidates blondes et sophistiquées. Pour Man trobat qui voudrait une brune sans maquillage ni tatouage ni percing… on ne trouverait qu’une carmélite ou une sauvage. Loin de l’amour courtois par le kilométrage et aussi par le temps ! Et encore par la langue (occitane), soit la culture. Rien d’étonnant non plus que le conférencier sachant exposer la notion de convivencia (co-existence) dans l’histoire du Sud occitan, brocarde le costard trois pièces dont s’effraie le héros en se voyant dans la glace en « épouvantail de château ». Pour soigner sa différence, le héros ne trouvera pas solution. Car, il ne veut pas tuer le père et coucher avec la mère, ainsi qu’il rejette bien des choses et idées. Le « régulateur » n’ayant que des lacunes (crime de lèse majesté psychanalytique), l’envoie à un théosophe ou un ostrogoth. En bien d’autres péripéties, l’auteur s’amuse ainsi tout en signant son désarroi et son rejet hors des certitudes et évidences. Au lecteur de savoir le goûter. Ce petit livre agrafé est disponible pour 4 €.

Contacter l’auteur à <alem.gabrial@free.fr>

ERNAUX Annie, Les Années, roman, Ed. Gallimard.

L’attribution du Nobel me fit plonger dans ce « roman ». Et bien m’en a pris puisque je ne tombai par dans un énième trajet nombriliste prétendant découvrir la lune au fond de soi-même. L’écrivaine évoque la deuxième moitié du XXe siècle par une succession de notes, évocations à partir de photos ou en dérivant, semblant écrites de façon simpliste. Et pourtant, l’ensemble de « lambeaux » de récits qui tisse une toile apparemment sans canevas, hors formats en tout cas, transpire l’âme de décennies vécues. On peut se lasser ou du moins trouver peu originales ces notes. Certaines voix s’élevèrent pour regretter que le Nobel aille ainsi à l’écrivaine du quotidien… au féminin. Pourtant, l’originalité en ce siècle, qui valait bien à mon sens les prix et fleurs obtenus, c’est que la société n’est pas absente et l’histoire encore moins, non pas soustraites de la littérature mais au contraire omniprésentes dans l’écriture dégagée de tout maniérisme précieux et de l’attendrissement réitéré pour soi-même. L’usage du « on » – si justement décrié dans le discours relâché – dit ici la similitude entre le je et le tu ou le il, confirmée par l’émotion des expériences contées où le lecteur se retrouve comme les ayant vécues.

Ce livre est tout sauf un livre d’introspection. Rien à voir du côté de Christine Angot ou des auteurs qui font de l’autofiction. C’est le meilleur éloge que j’en puisse faire. Quelques mots extraits parmi tant d’autres émouvants : « Elle était le centre d’un cercle qui n’aurait pu tourner sans elle, de la décision du lavage des draps aux réservations d’hôtel pour les vacances. Son mari est loin, remarié avec un enfant, sa mère morte, ses fils habitent ailleurs. Elle constate cette dépossession sereinement, comme une trajectoire inéluctable. »

SAURET Marie-Jean, Le Fil politique, recueil de tribunes, Ed. Le Retrait :

Je n’ai plus le désir de lire de la philosophie ni de la psychologie. Peut-être est-ce de les avoir trop enseignées. Ou bien, comme disait Camus, je crois, pour pratiquer la philosophie en écrivant des romans. Le psychanalyste ami qui m’envoie cette édition, est l’auteur d’une quinzaine de livres et d’autres publications comme cette soixantaine de tribunes parues pour la plupart dans la presse, dont bon nombre dans L’Humanité. Soient au moins deux raisons de m’intéresser. D’emblée l’auteur introduit son propos qui est d’apporter à la politique l’aide de la psychanalyse. « Le Discours Analytique jette sur le fait examiné une lumière rasante qui le fait apercevoir d’une manière inédite ». Et il propose de « sonder l’ouvrage à n’importe quelle page », ce que j’invite aussi le lecteur à faire. Cela commence « bien » par « L’Europe boîte à Vienne », un papier sur l’arrivée au pouvoir de l’extrême droite en Autriche, paru dans L’Huma le 22 février 2000. Et cela se poursuit souvent de la même eau inquiète du retour de la bête immonde. Je pêche au passage une mention de Pierre Bruno que je fréquentai étudiant il y a… soixante ans ! Voici de quoi illustrer ce que disait le préambule : « Ce glissement [la dérive droitière] s’avère plus dangereux que le désaxement de la planète et que les conséquences délétères de l’activité humaine sur le climat ». Et de quoi lire avec plaisir et intérêt tout ou partie de cet ouvrage que je recommande au milieu de tant de publications et surtout de palabres futiles ou navrantes.

RAGOUGNEAU Alexis, Palimpseste, roman, Ed. Viviane Hamy :

Un des multiples romans dystopiques paraissant actuellement, celui-ci confirme une vue pessimiste de l’avenir, assez partagée, au moins chez les auteurs. Jeune enfant d’un couple distordu (mère actrice de série et père historien), le héros est pris dans la rupture progressive du couple, en faveur de la mère qui remporte au début du succès. Puis, il l’est dans l’évolution du pays ayant viré au pouvoir d’une femme d’extrême droite dont le populisme retors fait réécrire l’histoire et rafler les livres pour les contrôler et interdire ceux dits dangereux. Sur une terre où il est difficile de vivre entre guerres et nature détruite, il fréquente une partie réservée de la tour des livres où il fréquente un ouvrage de son père sur un camp de concentration de nomades : le camp de Saliers (1942-1944). C’est alors qu’il se met à écrire sur ce livre même, entre les lignes, ce qui en fait une sorte de palimpseste. Nombre de pages du roman sont émouvantes par l’affection et à la fois le reniement du garçon envers ses parents et leur œuvre, tandis que, jouet d’un parti, il devient complice de calomnies envers son père et de fourberie envers sa mère. Sont brocardés au passage le voyeurisme et l’exhibitionnisme des réseaux, ainsi que bien des travers médiatiques contemporains, et surtout le révisionnisme. Avec des lignes fortes et simples comme ces ultimes : «Je marcherai vers la mer. J’y entrerai tout habillé. Le contact de l’eau froide me rappellera des souvenirs. Peut-être était-ce ici, sur cette plage-là précisément, que je me suis baigné la dernière fois. C’était il y a longtemps. Il y avait mon père. Il y avait ma mère. »  Belle histoire inquiétante, où l’on suit des rapports familiaux pris dans les démêlés du monde. L’insertion au long du récit d’extraits de textes concernant l’exclusion des indésirables, dérange souvent. De quoi justifier encore le titre de palimpseste à ce texte qu’il faut gratter pour en mesurer tout le contenu.

Aragon, La Semaine sainte, NRF Gallimard :

Les éditions fourmillent de textes prétendant expliquer le présent. Par tous les petits bouts de la lorgnette, on raconte, on décrit, on commente. Etonamment, on semble ne pas se douter que notre temps est évolutif, du passé à l’avenir. Si bien que les littératures concernant passé ou avenir sont dites « de genre ». En est cause peut-être le désordre de faits et idées adoptant l’idéologie du « no future ». Or, cela est pourtant bien connu, l’Hisoire éclaire souvent le présent.

C’est ainsi que je me suis attelé à la lecture d’un roman d’Aragon : La Semaine sainte. De ce roman, l’auteur assura qu’il n’est pas un roman historique… ou bien que tous les siens le sont. Il relate la semaine de mars 1815 alors que Napoléon, débarqué de l’île d’Elbe, remonte vers Paris et que le roi Louis XVIII et l’ensemble de sa Maison décident de fuir la capitale. On y accompagne Sa Majesté, son entourage et son armée jusqu’à ce que le souverain décide de gagner la Belgique et l’on y suit des personnages historiques réels très nombreux, en particulier des maréchaux d’Empire ralliés depuis 1814 aux Bourbons, avec un personnage central : le peintre Théodore Géricault qui a renoncé à son art pour s’engager dans la carrière militaire.

De la plume d’un auteur dont on a dit pis que pendre en son temps, lui qui s’était fait champion des prolétaires et du communisme, voici que défilent des théories de noms et titres d’aristocrates pris par la débâcle devant l’Empereur Napoléon Premier, de retour lors des Cent jours. De quoi se demander comment l’auteur peut manier avec tant de connaissances tant de personnages. Et de quoi goûter la virtuosité et l’humanité des scènes de fiction, aventures personnelles de ces aristocrates pris dans les rets de l’Histoire. En suivant Aragon dans les arcanes de la pensée et de la sensibilité, on admire la parabole d’une société en déliquescence où les hommes cherchent à sauver leur peau dans le désastre, sorte de transposition du temps de la débâcle française devant l’armée nazie, voire de toute débâcle d’un pouvoir – passé et aussi présent, voire futur – dans laquelle certains cherchent une boussole.

J’avoue en outre atteindre l’admiration quand le narrateur prend du recul pour gloser sur l’art du roman capable de rétrospective mais aussi d’anticipation… Du grand roman, à notre époque où les confidences intimes tiennent lieu de littérature. Et de la grande intelligence.

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