Ecrivain

Catégorie : Réactions aux actualités (Page 1 of 12)

L’Étranger est-il partout ?

Réponse dans L’Exil et le royaume d’Albert Camus, nouvelles aux Éditions Folio.

De l’auteur de L’étranger il est toujours beaucoup question, d’autant qu’après « Meursault, contre-enquête » publié par Kamel Daoud, sort aujourd’hui le film L’étranger de François Ozon. Sans oublier le talent de Camus, il faut croire que les français – et les Algériens – recèlent quelque chose de tenace dans leur inconscient collectif.

Je viens de lire ces nouvelles en un volume publié par Gallimard, belle édition numérotée avec lettres dorées sur couverture cartonnée. N’ayant pas le culte bibliophile mais pratiquant celui de la littérature, je me suis plongé avec curiosité dans ces textes. Beaucoup sont vigoureux, voire violents, jusqu’à l’absurde. Certaines nouvelles surprennent par une écriture sèche que l’on n’attendrait pas de l’auteur de Noces. Peut-être des textes désenchantés après les splendides écrits de jeunesse ? Car ce recueil est paru en 1957. C’est parmi les dernières œuvres littéraires de Camus publiées du vivant de l’auteur. Sans allusion à l’Algérie on y retrouve pourtant une vision aiguë de la condition humaine.

Après « Le Renégat » qui évoque la transformation d’un dévot militant en suppôt de Satan, tout aussi violent vient « Jonas », histoire d’un peintre adulé sans l’avoir vraiment voulu puis vivant la chute dans l’incapacité de travailler. On pourrait sans doute transposer du peintre à l’écrivain… Surtout je fus surpris par « La Femme adultère »… où nul acte proprement adultère n’est commis mais bien une sorte de « tromperie » psychique et sentimentale lorsqu’elle délaisse la couche conjugale pour une extatique promenade solitaire de nuit. Pas sûr que ce soient ses meilleurs textes mais Camus ne déçoit décidément pas. Car on retrouve aussi ses notes existentielles qui frappent comme un coup de froid ou de soleil, tels les mots sur ceux qui couchent seuls  : « tous les soirs dans le même lit que la mort. » Et encore : « l’eau de la nuit commença d’emplir Janine, submergea le froid, monta peu à peu du centre obscur de son être et déborda en flots interrompus jusqu’à sa bouche pleine de gémissements. »

GLISSEMENT RÉGRESSIF VERS LE FASCISME

Question à la lecture de Porcelaine de Limoges, roman de Jacques Chardonne aux éditions Grasset : Comment un écrivain subtil peut-il en arriver à copiner avec les nazis ? Telle est celle que je me suis posé en retrouvant ce vieux roman dans la bibliothèque parentale. Publié chez Grasset en 1936, ce titre ne semble pas avoir été réédité. Son auteur Chardonne, nom de plume de Jacques Boutelleau, né à Barbezieux le 2 janvier 1884 et mort à La Frette-sur-Seine le 29 mai 1968, est un écrivain et éditeur français qui allait s’illustrer politiquement de manière navrante.

Troisième partie d’une trilogie intitulée : Les destinées sentimentales, le roman conte des histoires de fabricants de porcelaine et de leurs familles. L’auteur est bien renseigné sur les questions techniques de la porcelaine et sur les malheurs du patronat en période de grande crise. Bien plus que sur la condition des ouvrières et ouvriers que je n’y ai pas rencontrée. Les états d’âme des personnages, plus ou moins existentialistes, sentent une prétention à connaître l’âme humaine, féminine surtout, du moins celle des gens de condition aisée entre deux guerres. C’est écrit fort élégamment, voire avec talent mais restant dans les conventions : « et leurs longs cous ployaient chastement sur l’épaule musclée de leurs danseurs. » Cependant transparaît une idéologie : « avec l’appétit de vivre, non pour une cause, une idée, un être, mais pour la joie. » Publication au moment où couve le Front populaire (janvier 1936), elle n’est pas neutre.

Faut-il s’étonner si l’auteur répondit à l’invitation de Goebbels, ministre de la Propagande du Reich, en octobre 1941, avec sept autres écrivains français, tels Drieu la Rochelle et Brasillach à séjourner en Allemagne pour le « Congrès des écrivains européens » ? Or, il revint enthousiasmé, voire favorable à Hitler ! Et l’on apprend que cet éditeur compta parmi plusieurs maisons parisiennes qui publièrent de la littérature collaborationniste. Et l’on lit ses propres dires : « Pétain est le seul grand. Je le trouve sublime. Il est toute la France. Je vomis les Juifs […) et la Révolution française. » Sans commentaire. À la Libération il sera arrêté ainsi que son éditeur Grasset. Et ses livres seront interdits… avant que, le temps ayant passé, il parraine avec Paul Morand une génération d’écrivains de droite surnommée : « Les Hussards ».

On ne peut aujourd’hui trouver facilement ce livre de Chardonne. Mais j’ai voulu l’évoquer car résonne une grave question : comment un intellectuel bon catholique bien en cour à Paris, peut, contrairement à certaines autres personnes même de droite, céder au chant des sirènes et abonder dans le sens d’une extrême droite, soit du fascisme même déguisé ? Question angoissante de nos jours où il devient banal de lire tant de stupides propos sur la haine de l’étranger et de la république du peuple.

Mort du poète Abdelmajid Kaouah.

Le poète et journaliste Abdelmajid Kaouah est décédé à Perpignan le 20 juillet 2025. La nouvelle parvient par une circulaire de Christian Saint-Paul, réalisateur et animateur de l’émission quadragénaire « Les Poètes » sur Radio Occitania (lespoetes.site). Comme toujours à la mort d’un ami, on se reproche de n’avoir pas été plus présent avec lui. Même si la raison en est plutôt la vie en miettes. Et le complexe algérien des français qui le tenait chez nous en méconnaissance. Je laisserai Christian égrener ses actes avec le poète qu’il reçut souvent à sa radio et dont la vie et l’œuvre sont si injustement méconnues exceptés de quelques initiés.
J’ai connu Majid (de son prénom abrégé par ses amis) par l’entremise d’un ancien de mes élèves algériens, également poète et aussi peintre : Hamid Tibouchi. Ils m’ont fait découvrir Jean Sénac, l’homme signant d’un soleil, le « pasolini algérien » oublié comme artiste et citoyen emblématique d’une Algérie plurielle. Avec Majid nous avons partagé maintes fréquentations, Christian Saint-Paul bien sûr et aussi tant d’autres, parmi lesquelles le poète et éditeur Michel Cosem, la comédienne Danièle Catala, fondatrice de la Cave poésie à Toulouse avec René Gouzenne… Majid m’a souvent invité lorsqu’il animait une émission de radio à la « ville rose » et je l’avais interrogé pour un article dans la presse tandis que nous nous sommes côtoyés au cours de diverses initiatives littéraires.
Fracturé comme le furent tant d’Algériens de culture également française, il a mené une vie « là-bas » et une autre ici après avoir dû se réfugier, tout en continuant à produire articles et textes par-delà et par-ici du grand fleuve.
J’avais mesuré l’ampleur de son personnage en rencontrant pour lui à Alger des gens qui le connaissaient, sa personne et son travail composé aussi de pas mal d’inédits. Très disert, voire polémiste comme nombre des siens, il savait aussi être fort convivial à l’occasion. Conquis par son écriture comme par ses analyses, j’avais produit (voir le lien vers mon site ci-dessous) des notes de lecture sur Le Nœud de Garonne ainsi que sur Quand la nuit se brise : Poésie algérienne (Éditions Autres temps). Cet homme résumait à soi-seul une histoire franco-algérienne, que la connivence et la camaraderie ne sont pas parvenues à suffisamment radoucir.
Il reste, inoubliables, ses propres mots :
« Les vigiles des frontières/aux lointains ancêtres/qui eurent affaire à Ibn Batouta/A Rimbaud/à Essenine/à Yacine/De quelle patrie tiens-tu ton destin/Dans un passeport/Aussi vert que le printemps/qui vire à présent au noir. »
Salut l’artiste ! Ce n’est qu’un au-revoir.

POETE FRANCAIS EN OCCITAN

C’est le cas de Jean-Louis Viguier qui laissa un recueil intitulé : Tu, poèmes en occitan récemment édités chez Letras d’òc. Comment peut-on écrire en occitan de nos jours, en France où les langues régionales sont depuis longtemps quasi interdites ? La solution fut peut-être soufflée par Félix Castan qui célébrait l’identité culturelle occitane, énorme patrimoine outre l’identité nationale.

Quoi qu’il en soit, on peut découvrir un poète et des meilleurs en cette édition bilingue, grâce à un éditeur local et avec l’aide de la région Occitanie. Aussi avec le concours d’Eric Fraj, traducteur, passionné échappant à la pression (l’oppression) du marché qui impose quelques noms au détriment de la cohorte des inconnus ou du moins méconnus. Ce poète fut récemment donné à la Cave poésie de Toulouse au cours d’une séance littéraire et musicale ou l’ami Eric, chanteur en occitan, catalan et français, fut accompagné d’un guitariste et d’un bassiste, ainsi fidèle à l’origine de la poésie dite. Avec cette édition accompagnée d’un disque, il s’agit d’une déclinaison d’adresses ou d’invocations à l’être aimé : Abans tu (avant toi), Per tu (par toi) A tu (À toi) etc. durant dix-sept séries de morceaux composés de lambeaux poétiques, sortes de haikus ou plutôt d’instantanés de cocktails émotifs ou clichés concentrés et explosifs. Difficile de comprendre cette poésie comme l’est le surréalisme fait plutôt pour toucher à l’inconscient où il tâche d’entrer et revenir. On en est pourtant remué par cette lecture qui distille une alchimie de la nature et du corps tirée bien-sûr de l’esprit et du cœur qui la forgent. En voici quelques bribes extraites de Al luènh de tu (Au loin de toi) :
« Absenta forma de memòria (Absente forme de mémoire) / Uòo disparièr que giscla (Oeuf dissemblable qui gicle)
Potz de remembres que miralhan (Puits de souvenirs qui miroitent) / E mon còs ta cara carn de persèga (Et mon corps ta chère chair de pêche) […] »
Ce qui parle de l’absence de l’aimée, ainsi déchiré et espérant, descend tout droit des troubadours et leur amour de loin. Contrairement au bavardage médiatique et même au discours scientifique, en notre monde d’ores et déjà condamné, souhaitons qu’il puisse être salutaire ce dit des profondeurs de l’humain.

LUTTER PAR DIGNITE

J’ai lu Les vivants et les morts, vingt ans plus tard, de Gérard MORDILLAT chez Calmann Lévy. Ce roman m’inspire un sentiment double : reconnaissance d’un temps (le nôtre aujourd’hui) très bien décrit et néanmoins léger agacement dû à un certain opportunisme dont est faufilée l’œuvre. L’auteur est talentueux et reconnu comme tel, capable de dystopie (Moi, présidente publié en 2016) et aussi de sensible observation de la vie des gens de peu, tout comme de convocation de la grande culture (Hamlet le vrai). Cependant, la publication « vingt ans plus tard » de l’histoire de Dallas et Rudi qui avait donné en son temps une adaptation à la télévision, peut sembler cousue main pour un prochain succès au petit écran. D’autant que l’écriture souvent très sobre, voire clinique, donne la part belle aux situations ou caractères plutôt qu’à la patte d’écrivain. Ce qui peut d’ailleurs être reconnu comme un avantage, à l’image d’une manière dépouillée d’auteurs anglo-saxons. De fait, on vibre avec les héros (ou anti-héros), personnages ballottés en notre monde où la fermeture d’une entreprise plonge soudain toute une ville dans le tragique, voire l’enfer. Souvent, on est pris par la précision des scènes au travail aliéné et l’on souffre et s’indigne du sort qui échoit ainsi aux femmes et aux hommes victimes sans pitié de la situation. Pourtant je lis cela plus comme un reportage que comme une tragédie contée de l’intérieur ou même de l’extérieur. Avec quelques lignes fortes telle : « ils se quittent comme si la douleur corrodait tous leurs élans » ou encore : « Écrire c’est vivre. C’est muer la nuit en jour. Faire des mots une partie vivante de sa chair. » Il reste que l’on souhaiterait à ce livre beaucoup de lectrices et de lecteurs pour, à cette lecture, se réveiller d’une anesthésie, ouvrir les yeux sur la réalité de notre monde et, comme les protagonistes de l’histoire, lutter ne serait-ce que par dignité.

LA POESIE POUR SE SAUVER ?

Lire : de Jean-Pierre SIMEON Avenirs, NRF Gallimard éditeur.
Je connais Jean-Pierre depuis longtemps à Clermont-Ferrand où j’avais aussi connu son père Roger Siméon, poète reconnu et discret. On ne présente pas sa biographie relative à la poésie, laquelle est connue surtout pour la création de la semaine de la poésie à Clermont-Ferrand et la direction artistique du Printemps des poètes. C’est avec joie que je viens de le revoir à Toulouse où il fut accueilli par l’Académie des jeux floraux et où il présenta son dernier ouvrage à la renommée librairie « Ombres blanches ». Sans surprise, l’auteur donne ici un regard de conscience : « Nous avons compris que la terre, l’humanité qui habite le monde qu’elle a créé ont le destin de chacun d’entre nous : ils sont voués à la disparition. » Quelle lucidité et quel rappel aujourd’hui ! Toute manœuvre, tout combat, fussent-ils méritants sont dérisoires si l’on néglige cela. Heureusement, il y a la poésie. « il y a toujours devant nous au moins deux avenirs : le renoncement ou le courage de l’impossible. Cette sorte de courage dont la poésie est l’essai et l’éloge. » La poésie ne sert pas à enjoliver la vie mais à la justifier. C’est ce à quoi s’évertue ce recueil de textes. Et c’est souvent réussi : « Avec de la paille et du silence / avec des baisers au bord de l’abîme / Avec les confidences des pierres sauvages / qui ont mémoire des sommets / Nous bâtirons à la diable un monde nouveau / Par incantation pourquoi pas ? » Conscient que « le monde avance comme un forcené – hors de sens – » il veut qu’on aille ailleurs « là où la pensée n’est pas un ballon gonflable qui monte d’autant plus haut qu’il est vide, là où le désir n’est pas un pet de prince. » Pas question de fuir le quotidien, il faut bien survivre. Mais aujourd’hui où l’on se peut croire en absurdie, en tout cas en une jungle barbare, je vous souhaite de partir avec le poète. Ne serait-ce que le temps de la lecture.

RETOUR SUR L’ALGERIE

Avec Moi, le glorieux, roman de Mathieu BELEZI aux Ed. Le Tripode :
Alias Gérard-Martial Princeau, depuis plus d’un quart de siècle cet auteur publie sous divers noms une vingtaine de romans. Nul grand prix ne l’a couronné malgré une originalité et une force étonnante. Sans doute est-ce parce que la France a toujours mal à l’Algérie, sujet récurrent de l’auteur. C’est l’histoire d’un colon qui refuse de quitter la colonie à l’indépendance. Figure grotesque, inquiétante et significative d’un être très riche, très raciste, très gros et très macho, très tout. Métaphore du gros colon français qu’on ne confondra pas avec le petit « Pied-noir » victime de l’Histoire. Le héros est un concentré de cette histoire et surtout de son refus final. Il s’agit aussi de desesperados légionnaires, ses gardes du corps qui le suivront dans une fuite en mode de folie, ainsi que de femmes, les siennes et celles des autres, demi-mondaines caricaturant une figure que n’accepte plus « me too ». C’est conté dans une langue brillante qui n’a pas peur des mots en reprenant parfois des termes vulgaires, risibles, voire détestables : « cent-quarante-cinq ans et toutes mes dents, moi, l’ancêtre des ancêtres, je bande, dresse au plafond un vigoureux braquemart de vingt-cinq centimètres qu’Ouhria empoigne aussitôt et lèche avec entrain. » Le récit ne manque pourtant pas d’une certaine grandeur lyrique à la mesure de l’aventure : « six soirs de suite j’ai […] fait rougir tant de fois le croissant de la lune […] un jour, c’est juré, je chasserai cet astre du ciel et le remplacerai par une planète à ma botte, moins pudibonde et plus obéissante ». C’est sûr, cette catégorie enrichie d’une exploitation par la violence, se croyait tout permis, y compris des horreurs. Malheureusement, elle trompa aussi les simples habitants et tâcherons qui ne comprirent pas la perte du pays de leurs ancêtres. La question reste ouverte et non-dite. C’est ce qui rend ce livre opportun.

L’ART MEME DANS LA DESESPERANCE

MALTE Marcus, Aires, roman, Editions Zulma :

Un roman dit « choral » où les personnages s’expriment en dialogues ou monologues souvent intérieurs, découpé en séquences introduites par des références de voitures et entrecoupées par des extraits d’informations diffusées, cela peut sembler rébarbatif mais ne l’est pas. Car ces séquences de vies sont si vraies, si émouvantes qu’on se laisse prendre au jeu, si l’on peut dire d’échanges d’un couple finissant, d’un homme esseulé, d’un tueur-violeur, d’une investisseuse de grande famille avec un habile loustic, d’une jeune personne touchée par la foi, etc. L’écriture est volontairement hachée, comme essoufflée en fin de course et je regrette l’écriture de certaines nouvelles si brillantes même dans la douleur. L’ami Marcus n’est guère optimiste en tissant cette toile en laquelle sont contés des destins qui roulent vers leur fin. Camion et caravane ainsi que des autos qui, au terme d’une vie et dans l’immédiat au bout d’un circuit autoroutier, s’achèvent en accident terrible. C’était évidemment prévu par l’écrivain mais cette parabole évoque aussi à une humanité prédestinée à la fin. « Ils sont piégés. Et ils ne sont pas seuls. Des milliers de congénères les entourent, roulent avec eux, roulent vite, roulent fort, roulent sale, métal hurlant, ils ont des particules jusque sous leurs ongles, du monoxyde jusque dans leurs chromosomes, ils sont condamnés… » L’éditeur prétend que l’auteur fait ici preuve d’humour mais cela m’a échappé. C’est plutôt un regard éperdu sur un monde en désordre et en péril qu’il nous donne à lire. Bonne lecture si vous pouvez goûter l’art même dans la désespérance !

POESIE POUR FINIR ET COMMENCER L’ANNEE

Il s’agit de Solitudes, un recueil de poèmes d’un nommé Romain Lasserre aux éditions NetB.

À l’époque des fêtes, dans un monde si sombre on désire lumière et Lumières, avec majuscule ou pas. La poésie n’ayant plus guère de valeur marchande, elle se raréfie dans les rayons. Il faut la chercher dans les retranchements hors la logomachie médiatique. Les éditions NetB publient à Colomiers, en région toulousaine, ce recueil où l’on ne chante pas pour passer le temps : « Assis seul dans le parc qui sépare les mille / cellules empilées où ils se croient heureux / J’observe les hommes. Je m’inquiète pour eux. » La 4 è de couverture présente l’auteur comme « architecte et chanteur dans un groupe de hip-hop », carte de visite qui dit la teneur des écrits, à la fois très construits et très empreints de culture contestataire. Ce qui donne un étonnant ensemble de sonnets, une des formes poétiques classiques les plus contraignantes, exprimant pourtant ici des thèmes banals souvent fort incarnés, voire quotidiens. Insomnie, EHPAD, Cadres supérieurs, Pornographie, Saint-Sernin, etc sont des titres parmi d’autres. Si parfois certains vers peuvent laisser une impression d’improvisation, voire d’inabouti, on reste médusé par le travail, plus d’une centaine de sonnets dans les formes tout de même ! Impressionné par la virtuosité qu’affichent ces alexandrins (vers de 12 pieds) rimés selon les combinaisons contraignantes de la prosodie classique et pourtant aussi touché par la justesse du ressenti. Cet artisan insoumis qui se permet des rimes cavalières (glisse-orifice, tags-vague…) prend aussi à la manière des romantiques des libertés bousculant l’ordre des vers dans le poème. L’alexandrin, modèle par excellence , est rejeté par ceux qui croient naïvement bannir des règles. Le regretté Jacques Roubaud qui vient de décéder montra dans La Vieillesse d’Alexandre qu’en fait il n’est pas de poésie « libre » mais qu’on change seulement les règles. Or, l’alexandrin se voit ici encore soumis à une déviance formelle. L’auteur compte les pieds avec le E final prononcé, non muet comme il devrait être à la parisienne : « Mon sexe s’enli-se jusqu’à l’apothéose ». Que Lasserre soit en cela fidèle à une langue populaire méridionale contribue à donner à son travail une couleur culturelle à la fois collective et personnelle, cultivée et engagée. C’est ainsi qu’il touche parfois juste et fort comme en ce texte intitulé un peu inadéquatement (selon moi) « Vampire », parmi les plus beaux chants d’amour : « Ce n’est pas ton sexe que je veux, c’est la nuit / Cette nuit défendue par tes formes convexes […] j’imagine une issue qui mène à ta jouissance… / Qui mène à l’au-delà… » L’art parle de lui-même mieux que tout commentaire. Je laisse dire encore quelques vers au hasard de l’émotion : « On rit dans nos cagoules / En quittant le chalet sous un soleil perplexe. » conclusion d’un récit de casse. « Les chiens noirs du pouvoir dressés dans leurs armures » sont évidemment des flics contre une manif. On frémit à la justesse de sentences telle : « Le bonheur abrutit. La vérité consume. » Et l’on finit emporté par : « Je penserai à toi, mon seul amour, ma faille. » Où l’on voit que la poésie vraie n’est pas dans le joli mais peut être en le dire l’aventure, attiser le feu qui réchauffe la vie. À commander pour un cadeau, à soi ou à autrui, en tout cas à lire, à déguster à doses homéopathiques… ou bien à dévorer d’un bloc.

UNE FEMME TOTALE ?

Quand Marx prévoyait l’avènement d’un « homme total », être plein de savoirs et pouvoirs, il avançait sans doute trop vite dans le temps. Mais on se demande s’il avançait tellement, à voir la vie « totale » de certaine femme. Ainsi celle de Madeleine Riffaud. Morte tout récemment à cent ans, elle a conjugué tant de qualités : résistante, écrivain, journaliste et correspondante de guerre, elle était aussi poète, proche de Paul Eluard qui édita ses œuvres poétiques, mais aussi de Louis Aragon.

Connue surtout pour ses reportages, elle a publié entre autres : Les Linges de la nuit, prenant récit d’une expérience de fille de salle à l’hôpital, elle a vécu une vieillesse étonnamment lucide quoique devenue aveugle. Elle fut scénariste à 97 ans d’une BD réalisée sur ses exploits : Madeleine, résistante. Parmi ces hauts-faits, l’assassinat à 19 ans d’un officier allemand en plein jour sur le pont de Solférino. Et elle ne manquait même pas d’humour. Je me souviens qu’un jour, en conférence à Toulouse durant la guerre du Viet-nam contre les USA, à qui s’étonnait qu’elle ait pu vivre sous les tapis de bombes, elle rétorquait : « Dans la forêt il y a beaucoup d’oiseaux, mais c’est rare que l’un d’eux chie juste sur vous ! » Autre qualité qui résume les autres, c’était une femme insoumise qui épousa un poète vietnamien, en contradiction avec la loi locale à ce moment ainsi qu’avec l’idéologie dominante en France, l’ex-pays colonisateur non dénué de racisme.
Madeleine, s’il existe un paradis quelque part, nul doute que, dans un parterre de fleurs de lotus, tu dois t’y trouver insoumise à ses lois !

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