Ecrivain

Catégorie : Réactions aux actualités (Page 1 of 10)

MEMOIRE AU FUTUR :

Chien 51, roman de Laurent GAUDE (Ed. Actes sud) :

Le héros vient d’une Grèce en faillite et carrément achetée par un grand consortium. Il se retrouve dans un monde non seulement au climat déglingué sous des pluies acides et dans la chaleur écrasante, mais encore mis en coupe réglée et policée, où il tâche d’évoluer entre des castes, grâce à son laisser-passer de flic. Image terrible d’un policier humain trop humain, non pas alcoolique mais accro à une substance qui lui permet d’oublier le présent justement en retrouvant la mémoire de sa Grèce natale. C’est un polar « social » comme la littérature française contemporaine en a le secret, même si ce n’est pas l’exclusivité. Car voici encore un roman dystopique, tant l’actualité rend de nos jours les auteurs inquiets et pessimistes. Il ne s’agit plus ici, comme c’est le cas dans pas mal de polars, de crimes sous-jacents à une société prétendue sinon rose, du moins juste. Mais tout se déroule dans un monde futur, le nôtre qui aura viré au plus noir.

L’auteur est habile et sait émouvoir. On le sait de Gaudé, depuis son prix Goncourt. En vérité, ce n’est pas un enfant terrible de la littérature comme pas mal de « polardeux », mais plutôt un bon élève qui, après avoir fréquenté l’École alsacienne, formatrice d’une élite (et qui vient de défrayer la chronique), accomplit des études universitaires puis produisit pour le théâtre avec un succès renouvelé jusqu’au festival d’Avignon. Enfin il écrivit des romans avec un succès très rapide au début des années 2000, sachant qu’à 30 ans on est un « tout jeune auteur ». Passion et réalisme, cet écrivain continue à produire pour le théâtre avec des textes lus et mis en scène.

Avec ce livre, nous voici donc plongés dans un univers où des régions entières sont propriétés privées, administrées et policées par des sociétés commerciales et où des villes sont partagées en quartiers très différents selon la classe qui habite chacun d’eux. Quoi d’étonnant si une femme y domine puissamment le héros toujours macho, ce dans une relation bien sûr ambiguë ? La police (des « chiens »), plus proche d’une mafia au service d’une politique que d’une cohorte militante au service de la morale, est évidemment évoquée dans ses circonvolutions retorses provoquant tromperies réciproques et aveux des prévenus. Ces doubles langages, ou plutôt subornations mutuelles ont quelque chose de très actuel si l’on pense aux discours fallacieux des « informateurs », voire « influenceurs » se trompant les uns les autres dans notre monde présent. L’auteur aborde aussi le rôle fondamental d’une mémoire, sans peut-être pousser jusqu’au bout la question de son contrôle, sa propriété. Pour finir, on rencontre dans ces pages quelques questions fortes qui se poseraient :

« Est-ce que c’est moi qui ai quitté le monde ou lui qui s’est éloigné ? » « Est-ce qu’elle [l’héroïne] a fait le même trajet de la trahison, le même voyage du renoncement à ce en quoi ils croyaient ? » D’écriture « plate », conforme aux canons en vigueur outre-atlantique, à mon sens plutôt banale, cette aventure d’anticipation est à lire plutôt que bien d’autres choses vaines. Et tant pis si elle dérange ce que Kant appelait un « sommeil dogmatique ».

LA MALADIE DU SHOWBIZ

Parler de « livre de journaliste » n’est en général pas très laudatif. C’est pourtant le contraire pour un roman (Comme une chanson, roman, Ed. Arcane 17) extrêmement informé, voire docte en matière de chanson française, lequel égrène une foule de noms d’interprètes de ces dernières décennies ainsi que des arcanes (sans rapport avec son éditeur) de la technique, de la production et de la distribution. Il collectionne enfin les titres et les extraits de textes avec leurs références. C’est d’ailleurs le plus prenant pour moi de cette érudition, que les citations expriment la profonde sensibilité et la grande culture de l’auteur.

Cette aventure contée, qui pourrait bien avoir été vécue au moins en partie par le narrateur, est la banale course poursuite du succès d’un artiste en son âme mais qui tente longtemps de crever l’écran des obstacles du système sans jamais y parvenir. Le chanteur en herbe qui se raconte est un jeune comme d’autres, tâchant courageusement de « percer » en sa « Province », comme on dit à Paris. En fait, il n’a même pas accès d’emblée aux bons studios toulousains et court l’aventure dans des bleds voisins dont les producteurs ne parviennent même pas à mémoriser le nom. Or, il va tomber dans les rets d’un ami qui tâche lui aussi d’arriver en tant qu’agent et… ils vont bagarrer et malheureusement perdre tous deux.

Combien de chanteurs, d’écrivains, de cinéastes ou de peintres, voire de comédiens, pour ne citer que ces corps de métiers artistiques, qui se résolvent à exercer un autre emploi au bout d’un perdant parcours du combattant ? Reste à se consoler avec une philosophie de résilience comme fait l’auteur en dernière page dans une dernière occurrence de la citation : « Il fait beau, il fait bon / La vie coule comme une chanson ». Bien triste consolation quand on a travaillé d’arrache-pied et sacrifié des pans entiers de la vie pour tenter l’aventure : « J’irai au bout de mes rêves / Tout au bout de mes rêves / Quand la raison s’achève… » comme chantait Jean-Jacques Goldman longuement évoqué dans l’histoire.

Car cette histoire qui commence comme un hommage à un ami défunt est aussi et surtout écrite comme personnelle : « je pleure sur toute une époque, je pleure sur moi-même… » Parfois écrit avec quelque aigreur, c’est conté non sans tenter le recul de l’ironie et même du trait d’esprit, voire de la charge qui cherche à se blinder contre les faits. C’est pourtant souvent haletant, quelquefois dans la douleur : « Elle court elle court ; la maladie du showbiz… les mots dans cet univers absurde n’ont pas la moindre valeur mais ils causent un mal de chien. » De quoi perdre ses illusions et peut-être redescendre de ses rêves – et de quoi en apprendre sur cet univers, si présent et si prenant en France où tout finit, paraît-il, par des chansons.

Un Goncourt « anormal » :

LE TELLIER, L’Anomalie, roman, Gallimard Ed.

Ayant assisté par hasard à une présentation par l’auteur à Céret, j’ai repris une note que j’avais rédigée sur un coup de tête à la lecture de ce prix Goncourt.

Il est rare que je reste circonspect dans un roman, sans savoir s’il m’a ou pas intéressé. Il ne m’a en tout cas pas séduit d’emblée. Dommage, pour une fois qu’un prix Goncourt ne paraît pas se prendre pour chantre définitif du monde ! Et parce que j’aime bien l’Oulipo présidé par l’auteur, quoique je n’adhère pas à son pessimisme ontologique du : « tout est dit ». Le défi pour l’auteur (et le lecteur) est d’assumer un événement arbitraire : l’atterrissage d’un même vol avec les mêmes passagers à trois mois d’intervalle. À quoi conduit cette affaire, sinon à l’intolérable de doubles existences ? Je reste circonspect devant les chapitres courts (conformes au format des séries ?) aux références pointilleuses, lieux, jours et heures. Est-ce pour farder l’aventure en polar ? Que les lecteurs aient acheté le livre en masse en 2020, signifie que l’on ne résiste pas trop mal à la pandémie. Mais que penser de l’attribution d’un Goncourt ? On peut glaner ici ou là quelque indice d’interprétation : « Vivons-nous dans un temps qui n’est qu’une illusion, ou chaque siècle apparent n’est qu’une fraction de seconde dans les processeurs du gigantesque ordinateur ? » Aimable jeu existentiel ou conscience en terrible désarroi ?
En fait, je n’ai pas retrouvé les célèbres Exercices de style de Queneau ou ceux de La Disparition de Pérec où la pratique d’un énorme lipogramme a supprimé le E, la lettre la plus fréquente en français. J’attendais banalement ce qu’on attend généralement d’un roman, soit du romanesque, chose qu’en oulipien l’auteur cherche ici à dépasser dans un jeu formel. Car pour l’école, la littérature serait en retard sur la musique et la peinture qui, elles, ont su depuis longtemps jouer des répétitions, réponses, fugues etc. À mon sens, seul le résultat tranche : le texte fait du bien ou dérange ou bien laisse circonspect. Des exercices que je pratique en ateliers d’écriture avec des stagiaires confirment que l’on aboutit parfois à du beau, parfois à du médiocre. Ce roman est-il excellent ? Aux lecteurs de le dire.

Autre chose de plus fort m’avait échappé, moi qui ne consomme aucune série télévisée : la volonté d’écrire en scénarisant à la manière de ces séries. Ainsi, alors que pour moi le monde des séries filmées est un autre monde, produit d’opérations techniques et de standards fabriquant une réalité fictive dans une sorte de caverne de Platon où l’on ne voit que des images et non le réel, voici que l’on nous propose d’importer cette démarche en littérature. Gonflé et compétent, voire virtuose ! Mais où cela nous mène-t-il ? Comment et quand mesurer où conduit une découverte ? Pour certains, l’humain est la faculté de dépasser la mesure. C’est tout le mérite de l’auteur qui, ainsi qu’il se plaît à le souligner, publiait depuis trente ans dans l’anonymat avant la reconnaissance de ce Goncourt. À sa charge, il semble tellement accro à la collaboration – et la négociation – pour préparer des séries à partir de son livre, que le moins qu’on puisse penser est qu’il n’est pas désintéressé. Et puis, la revendication d’une révolution littéraire ne devient-elle pas suspecte quand elle devient consensuelle ? À lire pourtant, bien sûr.

HUMANISME ABSENT A L’APPEL ?

SWEIG Stefan, Un mariage à Lyon, nouvelles, Ed. Livre de poche :
Je chronique rarement des ouvrages écrits en langue étrangère car, excepté pour l’espagnol, je ne saurais juger de l’original après traduction. Pourtant, il est certains auteurs incontournables, dont celui-ci. Le titre est celui d’une des nouvelles, la plus frappante peut-être par le tragique d’une aventure au temps de la Révolution, de ses excès provoquant les massacres de Lyon rebelle, et où furent mariés en prison deux jeunes condamnés par l’outrance répressive. « Dans la neige » est un texte terrible, glaçant, qui évoque un massacre de juifs en fuite au Moyen-Âge, pas sans rapport avec les massacres contemporains de l’auteur. « Au bord du lac Léman » évoque le trajet éperdu d’un soldat russe qui se retrouve au dit lac après avoir été trimballé depuis la Russie par Vladivostok pour se battre sur le front français en lui « faisant parcourir la moitié de la terre ». Justement informé, l’auteur donne tout au long du volume une leçon de culture aujourd’hui où l’on tend beaucoup trop à oublier l’histoire. Le dernier de ces sept textes : « La contrainte », sans doute le plus violent intérieurement, évoque les affres d’un pacifiste allemand qui, réfugié en Suisse, cède à la pression sociale pour se rendre au consulat en répondant à une mobilisation qui viole ses convictions. Enfin, lumière dans les ténèbres, il réagit devant un blessé : « Jamais, criait en lui une voix d’une puissance venue du fond des âges, ignorée jusque là. » Comme quoi, une des consciences les plus aiguës de son siècle (voir sa correspondance avec Romain Rolland), celui qui finit par se suicider après le déclenchement de la première guerre mondiale, accablé par ce qu’il considère comme « la faillite d’une civilisation », n’exclut pas un relatif optimisme : « leurs cœurs s’élançaient joyeusement vers la liberté éternelle des choses, délivrés de la confusion des mots et de la loi des hommes. » De quoi s’élever au-dessus des événements tragiques en réalisant que les drames moraux et existentiels n’épargnent pas les « ennemis » et que, en fin de compte, les véritables ennemis ne sont peut-être pas ceux ainsi désignés. Et de quoi retrouver, parmi l’abondant fatras des publications actuelles, un esprit humaniste devenu par trop absent de nos jours.

ADHÉMAR Maylis, Bénie soit Sixtine, roman, Ed. Pocket :

Toujours un peu prudent face aux premiers romans censés révéler le génie du siècle, je me suis cependant plongé dans la lecture de celui-ci car l’autrice habitait près de chez moi. J’avoue avoir été saisi d’emblée par l’atmosphère ultra-religieuse, plus que bigote, presque conventuelle, témoignant d’une bonne connaissance de ce monde rythmé par les prières et enclos par des murailles de préjugés. Il fallait sans doute l’avoir plus ou moins vécu pour l’évoquer si fortement, et s’en être évadé pour en saisir si justement les mécanismes. Surtout, il fallait trouver une intrigue porteuse d’un statut si terrible de la femme, ce que Maylis a su faire justement en femme, investissant un personnage de jeune épouse mère éperdue dans une famille où les règles écrasent sa personne. A-t-elle forcé le trait en inscrivant aussi cette famille dans un cercle d’extrême droite : « Les Frères de la Croix » où la vertu du jeune mari est tout simplement de casser (et tuer) du gauchiste sous couvert de valeurs « françaises » et ultra-catholiques ? Vue la conjoncture actuelle, j’en doute et je pense cette lecture recommandable aussi pour cela. On pourra ainsi dans ce livre découvrir les arcanes des agissements d’une ultra-droite ultra-catho, étonnantes pour le quidam républicain, non seulement par ses références théoriques mais encore par ses actes militants au sens propre (militaire). La guerre sainte n’est pas, loin s’en faut, seulement le fait de musulmans ! Au demeurant, on est porté par la fuite à la fois désespérée et optimiste de la jeune mère s’échappant avec son bébé pour rencontrer des marginaux dans une campagne salutaire. Tout en restant interpellé par la foi et la culture profonde et corsetée de l’héroïne. Et aussi par le déficit inouï d’amour dans un univers dénué de cette valeur et où il faut la trouver au hasard d’une pérégrination rocambolesque. Epouse et mère sans plaisir, avec douleur et navrance en fait, l’héroïne connaîtra la jouissance seulement lors d’une brève rencontre. Je trouve l’écriture parfois un peu facile, notamment dans les suites de dialogue. C’est pourtant très maîtrisé et chargé de sens, bien sûr dans l’évocation de l’amour enfin connu, mais aussi et surtout dans l’évocation du délire fidéiste : « Ce soir, douze femmes résisteront au vice pour l’amour de Dieu. Sixtine est fière. Elle fait partie de ces nouveaux apôtres du nouveau temps. Une joie pure s’immisce dans son cœur. Elle n’est pas seulement une femme sur le point d’enfanter, mais une résistante, une combattante de Dieu, une héroïne de la chasteté. »

ENFANTS EN GUERRE (LEVY Marc, Les Enfants de la liberté, Ed. Pocket) :

Je n’ai pas l’habitude de lire un auteur adulé des médias tandis que tant d’autres se morfondent dans une méconnaissance navrante. Ce livre est réédité – et distribué – très largement par France-Loisir, rivale déloyale des librairies. De plus, certains critiques, tel Patrick Besson, trouvent dans ses lignes des « idées toutes faites ». Mais ce roman, tiré de la bibliothèque de ma mère, évoque des événements qui ont eu lieu à Toulouse pendant la Résistance où s’était engagé mon père. Deux raisons particulières de se plonger dans sa lecture… ce qui n’exclut pas toutes les autres.

Comment ne pas être ému par ce récit évoquant la toute jeunesse du père de l’auteur, Raymond, résistant à dix-huit ans (au pseudo de Jeannot), qui hante les rues de la ville rose avant d’être emprisonné à la prison Saint-Michel puis de s’évader du « train fantôme » errant plein de déportés vers les camps. Surtout, le parti pris de conter à la première personne en une pseudo autobiographie, est touchant, même s’il est plus ou moins réussi. On y retrouve des épisodes marquants de l’Histoire de l’Occupation à Toulouse, un dispositif artisanal pour lancer des tracts depuis les toits au passage de Pétain en visite, l’affaire Marcel Langer, guillotiné à la prison Saint-Michel, puis l’attentat contre le procureur qui l’avait fait condamner. Et encore l’attentat manqué au Cinéma les Variétés, dont furent victimes leurs auteurs évoqués malgré une étrange omission, celle du chef du commando : David Freiman. La Résistance est et reste pleine de mystères…

J’ai pris plaisir à suivre péripéties et états d’âme contés d’une écriture simple, sans effet, parfois confinant toutefois au banal de l’oralité (« un truc aussi vieux que le monde »), on l’a déjà dit. Si ce livre est prenant, je regrette pour ma part qu’il soit un hommage au père un peu sage, voire édulcoré, dans l’évocation d’une situation pourtant sauvage où les jeunes en question vivaient des péripéties et des passions souvent extrêmes. De plus, à voir l’abondance des « réussites » de Marc Levy (livres, films, BD…), je me demande si la place de ce père évoqué et invoqué, écrivain et éditeur, n’expliquerait pas, en partie au moins, la notoriété du fils. À sa décharge, l’auteur avait déjà largement acquis sa notoriété lorsqu’il entreprit ce livre inattendu.

Rien qui vaille d’en bouder la lecture pourtant. Cette histoire, celle de nos parents et aïeux, c’est la nôtre, tout simplement. Et rien ne serait pire que de l’oublier.

Francis Pornon.

QUAND UNE FEMME ECRIT LE MONDE :

Les Années, roman d’Annie Ernaux, ou le clou d’une œuvre humaniste.

Une fois de plus, le prix Nobel vient de couronner une œuvre que les prix littéraires germanopratins ont loupé (excepté le Renaudot). Je confesse avoir jusqu’alors omis de lire un livre de cette autrice. Illustration de la portion congrue qu’on donna (et que je donnai) aux femmes dans la littérature. Conseillé par des proches, je me suis plongé dans ce « roman ». Et bien m’en a pris puisque je ne tombai par dans un énième trajet nombriliste prétendant découvrir la lune au fond de soi-même. L’écrivaine y évoque la deuxième moitié du XXe siècle par une succession de notes, évocations à partir de photos ou en dérivant, semblant écrites de façon simpliste. Et pourtant, cet ensemble de « lambeaux » de récits qui tisse une toile apparemment sans canevas, hors formats en tout cas, transpire l’âme de décennies vécues. Après l’électro-choc de la nostalgie, on pourrait se lasser ou du moins trouver peu originales cette succession de choses vues, comme un air de déjà vu pour ma génération. Certaines voix s’élevèrent pour regretter que le Nobel aille ainsi à l’écrivaine du quotidien… au féminin. Pourtant, l’originalité en ce siècle, qui valait bien à mon sens les prix et fleurs obtenus, c’est que la société n’est pas absente et l’histoire encore moins, non pas soustraites de la littérature mais au contraire omniprésentes dans l’écriture dégagée de tout maniérisme précieux et de l’attendrissement réitéré pour soi-même. L’usage du « on » – si justement décrié dans le discours relâché – dit ici la similitude entre le je et le tu ou le il. « Je est un autre », clamait Rimbaud. Ernaux confirme. Les expériences ainsi écrites placent le lecteur en situation de les avoir vécues.

J’apprends avec intérêt qu’elle a qualifié cela d’ « autobiographie sociologique ». Et avec plaisir car il est ici profondément question d’écriture et de la vie en écriture, sans que cela évacue le reste : l’omniprésence de la société de marché et de son corollaire la société de consommation, avec un sentiment de ravage et de dégât causé par les nouvelles habitudes : Internet et l’étonnante transformation du monde en spectacle et surtout en discours.

Ce livre est tout sauf un livre d’introspection. Rien à voir du côté de Christine Angot ou des auteurs qui font de l’autofiction. C’est le meilleur éloge que j’en puisse faire. Quelques mots extraits parmi tant d’autres émouvants : « Elle était le centre d’un cercle qui n’aurait pu tourner sans elle, de la décision du lavage des draps aux réservations d’hôtel pour les vacances. Son mari est loin, remarié avec un enfant, sa mère morte, ses fils habitent ailleurs. Elle constate cette dépossession sereinement, comme une trajectoire inéluctable. »
C’est publié chez Gallimard et en Poche. Un beau cadeau d’étrennes pour le nouvel an, l’occasion de retrouver la lecture de livres, en ce temps où les écrans cachent la vie.

UN NOUVEAU NUMERO DE LA REVUE GIBRALTAR

Une revue dont la maxime est « Un pont entre deux mondes », paraît au Sud. Elle explore les avantages et les risques de cette région majeure pour l’Histoire. Ce numéro présente entre autres un dossier « littéraire » : Le roman noir des écrivains.

Gibraltar est de retour avec une carte blanche autour du roman noir avec cinq écrivains qui tissent le dossier de cette onzième saison. Pas de meurtres sordides ou de policiers à la recherche d’un tueur en série mais une autre façon de regarder ce genre – le “noir” – sous le prisme humain, social, des mondes méditerranéens :

• Interrogations métaphysiques et intemporelles avec le grand romancier espagnol Víctor del Árbol ;

• Trafic d’organes et décomposition sociale en Syrie avec Benoît Séverac ;

• Évocation de la folie et d’un mystérieux poisson en Corse avec Cécilia Castelli ;

• Récréation mafieuse et visite des splendeurs de Naples avec David Torres.

• Enfin, Francis Pornon nous transporte à Ibiza, pour une enquête express sur les pas d’une milicienne libertaire et de Raoul Villain, l’assassin de Jean Jaurès, en août 1936 durant la guerre d’Espagne…

Cette nouvelle me fut inspirée par un homme qui, au hasard d’un échange, me glissa l’anecdote de l’assassinat de Villain à Ibiza. Membre des Amis de Jean Jaurès à Toulouse, je voulus voir cette affaire reliée à l’acquittement de l’assasssin de Jaurès dans un procès scandaleux. Et il est question d’un jeune homme qui découvre une aventurière dans la vie de son arrière-grand-père…

GIBRALTAR est en vente en librairies et par le lien : http://www.gibraltar-revue.com

L’AVENIR A GRATTER

Lisez le roman d’Alexis RAGOUGNEAU :  Palimpseste, chez Viviane Hamy !

Un des multiples romans dystopiques paraissant actuellement, celui-ci confirme une vue pessimiste de l’avenir, assez partagée, au moins chez les auteurs. Jeune enfant d’un couple distordu (mère actrice de série et père historien), le héros est pris dans la rupture progressive du couple, en faveur de la mère qui remporte au début du succès. Puis, il l’est dans l’évolution du pays ayant viré au pouvoir d’une femme d’extrême droite dont le populisme retors fait réécrire l’histoire et rafler les livres pour les contrôler et interdire ceux dits dangereux. Sur une terre où il est difficile de vivre entre guerres et nature détruite, il fréquente une partie réservée de la tour des livres où il fréquente un ouvrage de son père sur un camp de concentration de nomades : le camp de Saliers (1942-1944). C’est alors qu’il se met à écrire sur ce livre même, entre les lignes, ce qui en fait une sorte de palimpseste. Nombre de pages du roman sont émouvantes par l’affection et à la fois le reniement du garçon envers ses parents et leur œuvre, tandis que, jouet d’un parti, il devient complice de calomnies envers son père et de fourberie envers sa mère. Sont brocardés au passage le voyeurisme et l’exhibitionnisme des réseaux, ainsi que bien des travers médiatiques contemporains, et surtout le révisionnisme. Avec des lignes fortes et simples comme ces ultimes : «Je marcherai vers la mer. J’y entrerai tout habillé. Le contact de l’eau froide me rappellera des souvenirs. Peut-être était-ce ici, sur cette plage-là précisément, que je me suis baigné la dernière fois. C’était il y a longtemps. Il y avait mon père. Il y avait ma mère. »  Belle histoire inquiétante, où l’on suit des rapports familiaux pris dans les démêlés du monde. L’insertion au long du récit d’extraits de textes concernant l’exclusion des indésirables, dérange souvent. De quoi justifier encore le titre de palimpseste à ce texte qu’il faut gratter pour en mesurer tout le contenu.

COMPRENDRE LE PRESENT AVEC LE PASSE :

Les éditions fourmillent de textes prétendant expliquer le présent. Par tous les petits bouts de la lorgnette, on raconte, on décrit, on commente. Etonamment, on semble ne pas se douter que notre temps est évolutif, du passé à l’avenir. Si bien que les littératures concernant passé ou avenir sont dites « de genre ». En est cause peut-être le désordre de faits et idées adoptant l’idéologie du « no future ». Or, cela est pourtant bien connu, l’Hisoire éclaire souvent le présent.

C’est ainsi que je me suis attelé à la lecture d’un roman d’Aragon : La Semaine sainte. De ce roman, l’auteur assura qu’il n’est pas un roman historique… ou bien que tous les siens le sont. Il relate la semaine de mars 1815 alors que Napoléon, débarqué de l’île d’Elbe, remonte vers Paris et que le roi Louis XVIII et l’ensemble de sa Maison décident de fuir la capitale. On y accompagne Sa Majesté, son entourage et son armée jusqu’à ce que le souverain décide de gagner la Belgique et l’on y suit des personnages historiques réels très nombreux, en particulier des maréchaux d’Empire ralliés depuis 1814 aux Bourbons, avec un personnage central : le peintre Théodore Géricault qui a renoncé à son art pour s’engager dans la carrière militaire.

De la plume d’un auteur dont on a dit pis que pendre en son temps, lui qui s’était fait champion des prolétaires et du communisme, voici que défilent des théories de noms et titres d’aristocrates pris par la débâcle devant l’Empereur Napoléon Premier, de retour lors des Cent jours. De quoi se demander comment l’auteur peut manier avec tant de connaissances tant de personnages. Et de quoi goûter la virtuosité et l’humanité des scènes de fiction, aventures personnelles de ces aristocrates pris dans les rets de l’Histoire. En suivant Aragon dans les arcanes de la pensée et de la sensibilité, on admire la parabole d’une société en déliquescence où les hommes cherchent à sauver leur peau dans le désastre, sorte de transposition du temps de la débâcle française devant l’armée nazie, voire de toute débâcle d’un pouvoir – passé et aussi présent, voire futur – dans laquelle certains cherchent une boussole.

J’avoue en outre atteindre l’admiration quand le narrateur prend du recul pour gloser sur l’art du roman capable de rétrospective mais aussi d’anticipation… Du grand roman, à notre époque où les confidences intimes tiennent lieu de littérature. Et de la grande intelligence.

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