Le 18 janvier 1925, naissait Gilles Deleuze, un philosophe phare de la pensée française. Or, il se donna la mort en se défenestrant en 1995. Victime d’une maladie pulmonaire incurable, il se suicidait ainsi avec de terribles moyens du bord. Sachant que le philosophe cultive la lucidité, la conscience et la liberté, mesure-t-on par cet exemple le scandale que cet homme fût contraint à cette extrémité ? Quelle impuissance et quel abandon sont ceux de l’être humain s’il désire en finir !

On a pu noter que la pandémie actuelle avait remis la mort présente en tête de chacun, comme si elle avait dû en être absente ! Le présent rappelle donc de vieilles questions, comme le droit à l’euthanasie, un des derniers droits refusés aux français. Dans le pays des droits de l’homme on n’a toujours pas droit à une fin digne et sans douleur. Je le redis : la loi Leonetti, régulièrement revue pour calmer inquiétudes et aspirations de la grande majorité des gens, ne permet en effet qu’une mise en sédation profonde et prolongée.

Cette pratique relève de la politique de l’autruche. Car elle cache qu’elle fait tout simplement mourir de faim et de soif. De plus, c’est le corps médical qui décide l’acte et le moment, et non l’intéressé ! Je rappelle qu’il existe une possibilité : désigner par avance une « personne de confiance » et signer des « directives anticipées ». Mais le médecin peut s’y conformer… ou pas ! Soyons clairs, on n’a toujours pas le droit légal de décider et de régler sa propre mort. Ce tabou est un des plus violents de notre culture, les charges d’associations ultras-chrétiennes contre l’ADMD le confirment.

Que l’on est loin du banquet antique ou le philosophe boit de son propre chef un bouillon létal quand il juge devoir mettre lui-même fin à ses jours ! Après la mort de son père, Nicolas Bedos dénonçait la loi Leonetti qui exclut bien l’acharnement thérapeutique mais condamne pourtant l’euthanasie dite active. La mort n’est pas une question médicale mais humaine et particulièrement philosophique. «Quant à la prise en charge des patients en fin de vie, nos courageux soignants méritent une formation psychologique afin que ceux qui s’en vont emportent avec eux des souvenirs de douceur, de respect et rien d’autre ».

Un malade atteint d’une maladie dégénérative orpheline, Macron a décliné sa demande de bénéficier d’un sédatif pour mourir en arguant qu’il n’est pas «au-dessus des lois». Il nous appartient donc de demander à changer ces lois. Si le marteau-pilon médico-médiatique au temps du covid, laisse un peu de place à la réflexion et au libre arbitre…
Ce combat pour le droit à sa propre mort rappelle le long combat pour le droit à l’avortement qui aboutit en France quand Simone Weil fit voter l’assemblée. Passant devant une librairie, je me prends à songer à Paul et Laura Lafargue qui se suicidèrent ensemble. Il est des luttes d’opinion qui bousculent le poids de la tradition, comme la revendication de rendre justice et respect aux femmes. Mais quand les femmes pourront-elles être maîtresses jusqu’au bout ? Comment meurent-elles aujourd’hui, dans quelles conditions, sous autorité de qui, avec quel accompagnement de qui ? La réponse est souvent navrante… et tragique.

Je me souviens d’une personne qui m’informa du désarroi d’une connaissance en fin de vie. Celle-ci, n’avait pas même accès à un service de soins palliatifs. Je dus me contenter de l’adresser à l’ADMD* et, en totale impuissance, je me souviens de mon amertume. Pour tâcher de sourire, fuir l’idée de la mort me rappelle que fermer les yeux n’a jamais empêché de marcher dans une crotte de chien.

Mais le sourire se tarit si je me demande à quoi sert de fermer les yeux sur la mort. A l’angoisse de la fin, faut-il laisser s’ajouter la souffrance ? Et faut-il vraiment se cacher que le chemin a une fin pour savoir jouir du trajet ? Oublier le terme, c’est circuler ainsi que les « Voyageurs de l’impériale » sur une diligence dont Aragon conte dans le roman éponyme qu’ils ne voient pas la route, allant dans la vie en aveugles. Hélas, on ne voit guère ce que la cécité peut apporter au bonheur et à la dignité.

Non, vraiment, il n’est pas d’argument juste et humaniste en faveur du refus du droit de chacun à mourir dans la dignité. J’espère sincèrement que ce droit sera très bientôt reconnu. Je l’espère pour moi-même comme pour les autres.

*Association pour le droit à mourir dans la dignité.