Dans un entretien publié dans L’Humanité, le philosophe Jean-Paul Jouary déclare : « L’un des cancers de notre époque est la promotion de pures croyances au rang d’évidences. »

Selon Larousse : « est évident ce qui est immédiatement perçu comme vrai ». Que se passe-t-il, au pays de Descartes où depuis des siècles, nous tâchons d’éviter l’évidence en cherchant la preuve ? Voici que se télescopent des foules de nouvelles qui se succèdent ou se contredisent. De la diffusion de ces données sans retenue ni contrôle, sont avant tout responsables les médias et autres réseaux sociaux. Avec bien sûr la responsabilité ou la complicité des récepteurs et des scripteurs eux-mêmes, ceux qui lisent tout complaisamment et à plus forte raison ceux qui rédigent ou transfèrent fausses nouvelles ou prétendues vérités.

Feu la règle qui prévalait en journalisme, de vérifier ou du moins croiser les informations. Elle est remplacée par la « nécessité » (entre guillemets) de publier parmi les premiers, ce afin de captiver la clientèle au profit des annonceurs. Souvenons-nous de qui avouait tranquillement livrer aux vendeurs, du temps de cerveaux disponibles !

Évaporée aussi la retenue qui faisait différer une déclaration avant de se décider à l’énoncer. « Tourner sept fois sa langue dans sa poche » était un dicton populaire. Il est remplacé par une pratique contraire : écrire et réécrire, parler et rétorquer plus vite que son ombre… sans oublier les images, les photos exposant soi-même, jusqu’à l’intimité, comme si cela ne représentait aucun risque, plus, comme si cela était un besoin !

Ainsi est-on, paraît-il, décomplexé. Et l’on n’hésite pas à afficher et transmettre n’importe quoi, quitte à tomber sous le coup de la loi. Voir l’inénarrable Zemmour… Quand se diluent les critères de vérité et quand disparaissent les principes moraux, même s’ils étaient à revoir, reste un grand désarroi, il s’agit d’une crise, non seulement une crise morale, mais encore une crise globale.

Qu’est-ce qui explique cette addiction à une expression sans limite ni règles ? Est-ce la tendance prométhéenne à se dépasser, à outrepasser les barrières ? Depuis l’Antiquité grecque au moins, la démesure (l’ubris), l’outrance dans les propos ou les actes risque de provoquer gravement les dieux (entendons aujourd’hui le destin).

Ce qui est risqué, voire dangereux, c’est que dans les déluges expressifs, l’on ne se réfère à aucun fondement, ni scientifique ni logique, mais que l’on diffuse une opinion qui ne s’appuie bien souvent même pas sur une conviction, seulement sur une évidence. Évidence que les risques de la pandémie, évidence que l’incertitude sur les vaccins, évidence que la gravité de la situation, etc.

Pour le sourire, on sait depuis longtemps que les apparences peuvent être trompeuses, cela fait même l’objet de dictons dans le genre : « Il ne faut pas juger quelqu’un sur la mine. » Or, les candidats politiques s’ingénient au contraire à se donner une apparence qui les fera bien voir de l’électorat. Aussi, non seulement la vie privée de Macron fut revue et récitée, mais encore ses costumes furent retaillés pour sa candidature !

En philosophie, il convient justement (et au contraire) d’opposer à l’évidence, à l’opinion courante, à ce qui est admis sans critique ni réflexion, une volonté de passer la chose au crible du doute. C’est en soumettant au doute une opinion que, pour tâcher de dégager la vérité de l’erreur, je cherche à la confirmer ou à l’infirmer.

En France, qui jouit encore du privilège de la philosophie en classe terminale, nous nous souvenons que Descartes décide de douter de tout pour en venir au cogito. En faisant table rase, la seule certitude initiale qu’il trouve, c’est : « Je pense, donc je suis ». Non pas dans un acte de croyance, mais au terme d’une opération réflexive et logique, dépassable peut-être, mais voulant être rigoureuse.

Sans doute, le rationalisme cartésien ne suffit pas à tout comprendre et tout exprimer. L’humain n’est pas une machine avec roues dentées et poulies. Mais en ces temps d’incertitude, retrouver la méthode pour tenter d’éviter les chausse-trappes, c’est utile et c’est bon. Alors, lisez le dernier livre de Jean-Paul Jouary : « Vivre et penser dans l’incertitude » aux éditions Flammarion !