Le roman Nedjma , paru en plein guerre d’indépendance, marqua la naissance d’un grand auteur, pas toujours bien compris d’ailleurs. Mais Kateb (patronyme qui signifie : « écrivain », excusez du peu !) marqua son temps. Pris dans les massacres de Sétif à l’adolescence, il vécut bien des périodes algériennes, notamment après l’indépendance. C’est alors qu’il publia Le Polygone étoilé. En voici un qui perdit vite les illusions ! Expulsé au bout d’un mois de son pays où il avait le tort d’écrire ce qu’il voyait, il est aussi meurtri par la condition de l’Algérien traversant et retraversant la mer : « Loin du peuple / entassé sur le pont / et qui, lui, payant / toujours sa place », est bafoué chez lui, émigré et offensé en France : « Tout ça c’est du vent. Dans les usines, faut des papiers prouvant qu’on a déjà travaillé ». Si bien que l’auteur en vient presque à récuser son chef-d’œuvre : « Nedjma, c’est du vent ! » tant il ressent que manque à dire et à écrire. Ce qui ne l’empêche de le faire dans ce curieux mélange de poésie, de théâtre et de prose lyrique. Une phrase d’une page et demie, quarante-cinq lignes d’un souffle, invoque les ancêtres et les étoiles à propos de condition humiliante… L’ouvrage est étudié à l’université. Je ne saurais me placer sur ce plan, la littérature étant pour moi l’inanalysable. Je goûte seulement ces pages comme amateur et passionné. Tant il me dit les joies et peines de cette aventure, l’Algérie indépendante et si dépendante aussi. J’y retrouve des clés pour comprendre un absurde que l’on sent par-delà le Grand fleuve. Une anarchie policée aux mauvais sens, si bien que nul ne s’y retrouve, sauf les profiteurs : « Chacun a son plan. Et chaque fois les plans sont bouleversés […] En vérité les fondateurs savent qu’ils vont périr avant même d’avoir commencé les travaux. » Jusqu’à des mots prémonitoires pour cinquante ans : « Mais la marche de l’histoire, si elle dévorait les nouvelles énergies, semblait curieusement épargner les leaders. On n’en finissait pas avec les crimes de Raspoutine. »  Et pourtant, quel amour dans ses constats : « C’est beau, Alger ? / Vous pouvez pas savoir / La prochaine fois / On ira ensemble ». Et sans parler des femmes, question clé pour l’homme, d’autant plus pour l’émigrant. « Elles vous retiennent tendrement sous la dent, comme font les chats, pour vous sentir en vie, volage et repentant. » Quant au passé, à l’Histoire, ils sont aussi invoqués. Tant il est vrai qu’on ne dit rien sans cela : « Pétain en ce temps-là, interdisait le vin aux musulmans. / Les mesures prises contre les juifs jouèrent évidemment contre les éternels indésirables. » Et tant et tant de choses, résumées à la fin en une phrase : « Ainsi avais-je perdu tout à la fois ma mère et son langage, les seuls trésors inaliénables – et pourtant aliénés ! » Chapeau l’artiste.