Presque 800 pages traduites, et dont moult éloges résonnaient partout… de quoi me dissuader. J’ai tout de même voulu voir par moi-même. Et bien m’en a pris ! Car il y a beau temps (depuis le Nouveau roman) que je n’avais pas lu un roman aussi innovant dans sa forme, fidèle à la définition baudelairienne de l’art qui doit étonner : les temps et les lieux se mêlent sans cesse tandis que JE et le IL se côtoient dans la même phrase… ceci avec le savoir-faire nécessaire pour que le lecteur ne soit perdu. Quant aux aventures artistiques et culturelles aussi bien qu’amoureuses, d’Adria le héros, elles sont bien typiques de celles d’un personnage de notre époque, marquées non seulement par son enfance mais par les grands événements dont la shoah et aussi par les héritages parentaux qui descendent des guerres récentes et même de bien plus tôt : l’Inquisition. En fait, on suit les arcanes de la pensée non seulement d’un auteur mais aussi d’un temps, des temps plutôt. C’est la culture de l’Europe qui veut être mise en scène, plus encore que celle d’un intellectuel barcelonnais pourtant très savant (il connaît quinze langues y compris pas mal de langues mortes…). Le professeur qui finira par rédiger un ouvrage sur le thème, est aussi artiste interprète et amateur malgré lui d’un violon de qualité extraordinaire. Le sort de cet instrument est une véritable métaphore de génies, de possessions, de vols, bref de rapports et de conflits inter-européens. Bravo donc. Pourtant, j’ai souvent éprouvé un sentiment de malaise. Pourquoi la guerre civile d’Espagne, quand même constitutive de tout ce qui existe au-delà et même en deçà des Pyrénées, n’est-elle évoquée qu’en quelques pages de la fin, certes en solution d’une énigme, mais aussi, il me semble, en mode d’alibi ? Pourquoi l’origine de la fortune d’une bourgeoisie catalane est-elle oubliée – car il s’agit de mémoire, tout le livre serait tentative de sauver la mémoire avant le naufrage dans la maladie d’Alzheimer – quand cette fortune procède entre autres de la traite des noirs et d’une industrie vendeuse aux deux côtés des belligérants de la Grande Guerre ? Mon malaise confine à l’agacement quand vers la fin est réitérée sans cesse la culpabilité du héros locuteur, culpabilité au sujet des femmes qu’il eut sans vraiment atteindre leur être, et bien sûr au sujet des événements où il put, ne serait-ce que par héritage, jouer un rôle de l’ordre du « mal ». Ce livre est profondément marqué par la perte actuelle de la pensée dans le désastre non seulement économique mais aussi scientifique et philosophique. Bien. Et les responsables de tout ça ? Pas de profiteurs, ni de sophistes, ni de prosélytes, mais « le hasard », tout simplement, ou encore un dessein divin ! Au bout du compte, pas étonnant que cela se termine par une identification à des moines. Dans la jungle contemporaine voici la terrible solitude idéologique : « Je ne sais pas où est Dieu. Ni le mien ni le tien, ni le Dieu des Epstein. Le sentiment de solitude est lancinant, mon amour, mon grand amour. » Par-delà une déclaration d’agnosticisme en première page, c’est un discours chrétien, sensible et fin, certes, parfois tempéré d’interrogation contemporaine comme la question de l’euthanasie en fin de vie, mais battant sans cesse sa coulpe de n’avoir pas su protéger les Juifs et sans dire grand-chose d’autres cultures. Comme celle des Lumières (les Droits de l’homme et de la femme), récusée en quelques lignes sidérantes expliquant qu’en ce temps non libéral on eut été forcé de porter perruque, bas et talons ! Le meilleur du livre est peut-être pour moi une vive lucidité sur l’art et la littérature, lesquels sont interrogés à plusieurs reprises : « La littérature n’est pas un jeu. Ou si c’est simplement un jeu, ça ne m’intéresse pas. » Il n’empêche que ce bouquin vous emporte au fil de ses pages. Si vous savez prendre du temps, profitez de ce moment de vacances d’été pour le lire. Vous en aurez tout le bon et peut-être aussi, comme moi, le « mal ». Pas forcément celui qui hante l’auteur…