La « rue de la Digue », parallèle à l’avenue de Muret, longe la digue dominant la Garonne. Cette grande muraille édifiée pour protéger des inondations, a aussi privé les gens du fleuve. Des escaliers et plans inclinés ont permis de retrouver le rivage et l’eau et de se déplacer, à pied ou à vélo depuis le cours Dillon jusqu’à l’Oncopole et au-delà. Or, pendant le confinement cette piste habituellement très fréquentée, était condamnée et les habitants réduits à marcher sur le macadam des rues avoisinantes avec sur soi une autorisation exceptionnelle de sortir.

Car durant deux mois, en République française, les citoyens furent privés du droit de circuler, comme de celui de se réunir, deux des droits fondamentaux conquis si je ne m’abuse par la Révolution française. La santé et la vie motivant tout, on se vit intimer des oukases, sous l’emprise de la force la plus intransigeante : l’acceptation pour raison d’évidence, ce qui est un bel oxymore, l’évidence étant l’opposé de la raison. Citoyens, nous étions soudain changés en sujets voués à obéir sans demander d’autres comptes que les chiffres du Covid 19.

Ce ne fut, espérons-le, qu’un mauvais cauchemar où les chiffres des morts et des gens dans le coma renforçaient le tragique d’une population recluse, apeurée et immobilisée, réduite aux activités vitales primaires, travailler si-possible, manger, dormir et regarder la télé. Des amis confient que, sans poutou des petits-enfants et avec la peur des autres, la vie n’est pas une vie. Ils n’auront pas envie d’aller au cinéma et n’iront pas se jeter un gros rouge ou un petit blanc avec le gel et le masque, surtout pas au restaurant ! Faudra-t-il consommer avec une paille ? On les comprend. D’autres, surtout des jeunes, seraient enclins à se rendre en foule en balade ou au café, pour oublier, se retrouver et pourquoi pas, pour aimer. Cela se comprend au moins autant.

Mais d’où viennent les désirs, les peurs, les indécisions ? De l’internationale des médias, bien sûr ! Car à peu près toutes les chaînes d’informations ont fait chorus. Dictature des faits et des chiffres… Il n’y avait rien à discuter. Alors, où sont les réunions de famille, les assemblées de citoyens, les réunions de quartier, les échanges de voisinage qui pourraient faire le point, organiser, décider, aider et réclamer ? Le repas de rue, rituel chez nous depuis la catastrophe d’AZF ? Disparu ! On en est réduits à improviser des danses de salsa et des apéros sauvages devant chez l’un ou bien chez l’autre.

Autant dire que les habitants sont réduits au rôle de figurants dans un mauvais film dont on attend passivement et quand même impatiemment un happy end. Dans ma rue, les maisons restent maintenant closes, mais pas du tout à la manière des maisons dites de tolérance. Si quelques manifestations d’entraide ont lieu, cela reste quand même chacun chez soi et portes closes.

Et pourtant, pourtant un rayon de soleil, plusieurs rayons, même, ont illuminé ce quartier. Rue de la Digue, justement, voici qu’un matin fleurirent sur un mur des affiches manuscrites improvisées au feutre sur grandes feuilles :

« Du dépistage, pas du pistage ! » ; « Un printemps maladif a chassé tristement l’hiver » Stéphane Mallarmé ; « Je n’ai pas peur, j’ai seulement le vertige. » ; « Je pense à la femme que j’aime, son visage soudain s’est masqué » René Char ; « Ne craignez pas ainsi la mort, craignez plutôt la vie insuffisante » Bertold Brecht ; « Tu tiens entre tes mains ta tête pleine de poésie » Tristan Tsara.

Un moment stupéfait de lire des phrases qui rompent tout à fait, enfin, avec les discours médiatiques si éculés, si répétés, si finalement vides, on se demandait : Qui les a collées ? Qui les a rédigées ? Qui les a appréciées par-delà un brouillard intense diffusé sur la scène du monde ? Peu importe ! L’essentiel est de savoir que l’intelligence, la culture, la conscience et la révolte ne sont pas mortes.

Pour le sourire, grinçant cette fois : des mains ont arraché une partie des affiches. Figurons-nous qu’il est des gens assez débiles pour arracher de tels mots de poètes, mots d’espoir et de révolte, mots d’amour en un tel temps de crise et de crainte ! Comme a dit une féministe : « C’est pas drôle de se faire traiter de conne par un con ! » Alors, ce soir, je vais me promener au bord de la Garonne, avec bonheur. Parce que l’intelligence et l’énergie survivent et parce que l’amour est toujours vivant.