Du Pont Saint-Pierre des marches descendent sur une coursive qui surplombe à gauche la Garonne et le quai qui la longe, et à droite la rue Viguerie. Le splendide panorama vers les quais de la rive droite, dits roses et aux teintes changeant selon le jour et l’heure, évoque une célèbre grande toile du peintre Henri Martin où l’on voit Jean Jaurès se promener en compagnie au bord du fleuve, je l’ai déjà évoqué.

C’est pour enclore ce fleuve quand il est en colère, que fut édifiée la digue sur laquelle on marche, laquelle date du XVIIIe, mur cyclopéen de briques ensuite muni de portes-écluses protégeant rue et maisons. Cette partie de la rue Viguerie, pavée et aux trottoirs élargis, arborés et aménagés de jeux d’enfants, est l’image d’un bas quartier de jadis en voie de gentrification avec de nouvelles couches d’habitants plus aisés.

Car nous voici rive gauche de la Garonne, partie jadis extérieure à la ville, zone alors insalubre et mal famée, ainsi que je l’ai déjà conté. On la disait encanaillée parce qu’y travaillaient et vivaient des gens du peuple, dont les gafets (titis toulousains), espiègles au verbe haut. Nommé en occitan : San Subra (prononcé : « saïn subré »), on y pouvait également rencontrer des dames de petite vertu, vénales et peut-être aussi un peu trop libres aux goûts prétendus de la bourgeoisie…

Ici où furent d’anciennes « tueries » (abattoirs) et même un antique cimetière, passèrent et transpirèrent tant de travailleurs arrivant et cantonnés, « étrangers » dont ceux venus de la Gascogne à l’Ouest, qui parlaient donc le dialecte gascon, différent du languedocien, autre variante de l’occitan usité sur l’autre rive. Une grosse vague d’immigration postérieure parle sans doute à Maxime, qui se produisit lors de la Retirada en février 1939 où des centaines de milliers d’Espagnols affluèrent à Toulouse et dont une partie fut cantonnée sur ce quai-même avant de se chercher une place dans la ville ou de partir pour d’autres horizons.

Il faut descendre et franchir la porte-écluse d’accès principal où un repère de crue indique la montée des eaux à une hauteur de plus de 4 mètres (par rapport au niveau du sol) lors de la fameuse grande inondation de 1875. On pénètre alors dans une aire arrondie en semi disque, récemment baptisée « Quai de l’exil républicain espagnol », ainsi que l’indiquent deux plaques, l’une en français et l’autre en espagnol. Le lieu héberge parfois des attractions de foire et parfois des manifestations, dont justement les commémorations de « la Retirada ».

Ici échouèrent donc des républicains espagnols au terme ou au passage de leur débâcle, chassés par la victoire des troupes fascistes de Franco aidé par Hitler et Mussolini. Le récent baptême est hommage et mémoire pour Toulouse qui fut capitale de cet exil pendant la dictature en Espagne, plus de 150 000 républicains étant restés depuis dans la cité d’adoption et ses environs.

Pour le sourire, ce souvenir de quand j’étais écolier dans le voisinage. Je me souviens que des copains de l’école étaient rabroués pour leur mauvais français. Fils d’immigrés par-delà les Pyrénées, ils se seraient sans doute bien mieux exprimés en catalan ou castillan. L’un d’eux venait en classe en vêtements usés et rapiécés. Je ne me souviens pas de son nom mais j’ai gardé gravé en mémoire le beau coutelas qu’il montra un jour en cachette. Sur la lame était gravée une inscription qu’il traduisit : « Si cette vipère te pique, il n’y a aucun remède à la pharmacie. »

La ville et notamment ce quartier restent profondément marqués par ces gens qui étaient parfois pris pour sous-développés quand ils étaient porteurs d’une belle culture répandue par le monde : « La liberté, Sancho, est un des plus précieux dons que les cieux donnèrent aux hommes » selon Miguel de Cervantes. Malgré une difficulté à s’intégrer, ils finirent par colorer fortement et durablement Toulouse comme en témoignent alentour des noms et des choses, commerces et institutions, entre autres le Casal Català que j’ai déjà évoqué.

Autant de souvenirs et de rêves possibles, ici où il fait bon se promener en usant des aménagements récents pour suivre le flot fascinant ou simplement contempler la ville avec ses quais et ses édifices florentins. De quoi songer encore aux montagnes d’où descendaient eaux et hommes sur des carrasses à fond plat emportant humains et choses vers l’aval, jusqu’à Bordeaux, l’océan et pourquoi pas, les îles lointaines.